Si un mouvement de réindustrialisation a émergé dans notre pays, ce dernier reste fragile. La part de l’industrie dans la valeur ajoutée totale n’avait pas encore retrouvé fin 2022 son niveau d’avant-crise Covid[1]. La France a créé 90 000 emplois industriels, énergie et utilities comprises, entre 2017 et 2022 : à ce rythme et compte tenu de l’ampleur de la désindustrialisation accusée les années antérieures, la part de population active travaillant dans l’industrie passerait d’ici 2070 de 12 % à 14 %, encore loin des 16 % de la moyenne actuelle de l’UE.

Le potentiel de réindustrialisation des filières et de nos territoires est considérable, mais il est bridé par une pénurie généralisée de compétences, frappant notamment les métiers industriels. Le nombre d’emplois industriels vacants a ainsi été multiplié par trois entre 2017 et 2022, pour atteindre environ 60 000[2]. Cela représente un manque à gagner annuel de 4,8 milliards d’euros de valeur ajoutée[3]. Pourtant, notre appareil de formation est théoriquement en mesure de pourvoir la main-d’œuvre nécessaire : le nombre de jeunes formés chaque année aux métiers industriels[4] correspond – en volume – aux besoins de recrutement. C’est ce paradoxe entre un besoin en recrutements devenu aigu, un appareil de formation à la volumétrie correcte et une carence généralisée de profils aux compétences industrielles que nous souhaitons expliciter et interroger.

Un besoin de 90 000 à 110 000 profils industriels par an

Dans le scénario ambitieux de réindustrialisation que nous portons (Basset et Lluansi, 2023), combinant le succès de France 2030 en vue de l’émergence de nouvelles filières technologiques et l’activation du potentiel caché des territoires, nous estimons le besoin de nouveaux profils formés aux métiers industriels[5] à 110 000 par an en moyenne jusqu’en 2035 (voir page 4).

Or, notre offre de formation répond, en volume, à ces besoins de recrutement. En effet, d’après le Céreq (2022), les diplômés de niveau 3 de nature industrielle (CAP en particulier) et sortant du système éducatif représentent un effectif annuel d’environ 38 000, auxquels s’ajoutent 64 000 de niveau 4 (Bac pro ou Bac technologique industriels) et 23 000 pour les Bac+2 industriels. Au total, plus de 125 000 jeunes par an (hors ingénieurs) sont diplômés pour se présenter sur le marché de l’emploi à l’issue de leur formation à un métier industriel.

Pourtant, jamais dans l’histoire récente, notre industrie n’a été confrontée à de telles difficultés de recrutement : la part des entreprises industrielles en faisant état a atteint 67 % en 2022, un niveau inobservé depuis 1991, la moyenne sur la période 1991-2022 se situant à 32 %. Environ un quart des entreprises industrielles considèrent en outre que les difficultés de recrutement limitent leur production, contre 7 % en 2006 (Insee, 2022).

Le constat serait le même avec une trajectoire de réindustrialisation moins ambitieuse, comme celles établies par RTE (2022) concernant le PIB et les besoins en énergie de la France, et par France Stratégie (2022) concernant le PIB et l’évolution de l’emploi[6]. Dans ces scénarios, convergents en termes macroéconomiques, les besoins prévisionnels de recrutement pour les métiers industriels, sur la période 2019-2030, ont été établis par France Stratégie à environ 90 000 par an.

Un taux inquiétant d’« évaporation »

En fait, ces tensions au moment du recrutement s’expliquent par un taux d’« évaporation » important des jeunes formés aux métiers industriels. Nous désignons par cela la proportion de « jeunes débutants » qui ne s’inséreront pas sur le marché de l’emploi ou du moins pas dans des métiers industriels correspondant à leur formation. L’estimation de ce taux d’« évaporation » dans les métiers industriels n’est toutefois pas une évidence.

Premièrement, selon le Céreq (ibid.), 33,5 % de ces jeunes diplômés de formations industrielles allant jusqu’à bac+2 sont confrontés à un accès tardif à l’activité, une sortie de l’emploi, un maintien aux marges de l’emploi ou encore un retour en formation (ce taux est un peu plus élevé encore pour les formations aux autres métiers). Ainsi ce taux d’évaporation est-il au moins d’un tiers.

Deuxièmement, d’autres travaux du Céreq (2023) démontrent qu’en sus, une partie significative des jeunes formés aux métiers industriels et s’insérant sur le marché de l’emploi ne le feront pas sur des métiers industriels, aussi bien pour leur premier emploi qu’au bout de trois ans. Quelques exemples sont donnés dans le tableau ci-dessous. Ainsi parmi ces jeunes formés et en emploi au bout de 3 ans, la fraction de ceux qui travaillent dans des secteurs ayant manifestement peu à voir avec l’industrie et ses métiers varie de 8 % pour la famille professionnelle « structures métalliques » à 46 % pour la famille professionnelle « technologies industrielles fondamentales ».

Part des salariés dans trois types d’activité, parmi les jeunes sortis de l’enseignement secondaire en 2017 et ayant accédé à l’emploi, selon la filière de formation
 Au premier emploiÀ 3 ans
 IndustrieServices non marchandsServices marchands éloignés de l’industrieIndustrieServices non marchandsServices marchands éloignés de l’industrie
Technologies industrielles fondamentales12 %26 %13 %8 %31 %17 %
Spécialités pluri-technologiques des transformations32 %16 %7 %40 %21 %4 %
Spécialités pluri-technologiques matériaux souples16 %13 %17 %8 %11 %24 %
Spécialités pluri. techno. mécanique-électricité39 %7 %11 %51 %12 %5 %
Moteurs et mécanique auto19 %6 %9 %15 %8 %4 %
Structures métalliques33 %5 %10 %35 %4 %4 %
Source : Céreq (2023)

Notes : on rassemble sous les termes « services marchands éloignes de l’industrie », l’hébergement-restauration, l’information-communication, la finance-assurance-immobilier et les services aux ménages. Les « services non marchands » regroupent quant à eux l’administration publique, l’enseignement, l’hébergement médico-social et l’action sociale.

Quoi qu’il en soit, nous constatons que France Stratégie prévoit seulement 66 000 jeunes débutants formés aux métiers industriels (hors cadres et ingénieurs) et entrant chaque année dans l’emploi sur ces profils entre 2019 et 2030. Nous ne savons pas sur quelles hypothèses ce chiffre a été bâti, mais il est très loin des 125 000 formés annuels (jusqu’à Bac+2) recensés par le Céreq.

Ces éléments orientent vers un taux d’« évaporation » de l’ordre de la moitié. Dit autrement, pour deux jeunes formés aux métiers industriels, un seul exercera un métier industriel.

Aussi, pour honorer les besoins en recrutement correspondant à une ambition de réindustrialisation, une alternative se dessine. Soit convenir qu’il est nécessaire de quasiment doubler les places des formations aux métiers industriels, en se résignant à ce que ce taux d’« évaporation » se maintienne à un niveau très élevé, voire s’accroisse encore (les nouveaux publics touchés seront très probablement encore plus difficiles à convaincre). Soit chercher précisément à réduire ce dernier. Les deux approches peuvent naturellement se combiner.

Accroître le nombre de formations aux métiers industriels ?[7]

Depuis le début des années 1990, nous assistons à une rationalisation de l’offre de formation aux métiers industriels. Par exemple, et au cours des trente dernières années, nous recensons au moins 105 fermetures d’école de formation aux métiers industriels[8] dans différents territoires, et peu ou pas d’ouvertures. Cette tendance ne s’est pas inversée durant la décennie 2010-2020, hormis peut-être le cas spécifique des écoles de production, quand bien même la chute de l’emploi industriel avait pu être endiguée[9]. On peut citer pour exemple l’École industrielle de Rouen (Normandie) fermée en 2013, formant aux métiers des industries des pâtes, papiers et cartons, le lycée Paul Dassenoy de Morhange-en-Moselle (Grand Est), fermé en 2014, qui préparait les élèves aux secteurs de la serrurerie-métallerie, de la maintenance des équipements industriels et de l’aluminium, verre et matériaux de synthèse (AVMS). Le centre AFPA de Roanne, dans la Loire (Auvergne Rhône-Alpes), a également fermé en 2020 alors qu’il proposait une formation unique de confection et de retouche des vêtements sur mesure.

La réduction de l’appareil français de formation aux métiers industriels apparaît comme une tendance lourde. Dès lors, il semble peu réaliste de vouloir répondre au déséquilibre entre effectifs formés et besoins en recrutement par un simple accroissement en volume des places de formation, sans chercher à résoudre la question du taux d’« évaporation ».

Réduire le taux d’« évaporation » des jeunes formés aux métiers industriels ?

Une seconde approche, compatible avec la première, consiste à améliorer l’appariement entre offre et demande : il s’agit d’orienter les bonnes personnes (en évitant les choix forcés ou par défaut) vers des formations aux bonnes compétences (pour les métiers qui recrutent) et dans les bons bassins d’emplois.

Faute d’un accès ouvert aux données (entre autres : le nombre de stagiaires formés par diplôme et par territoire, les budgets alloués aux formations aux métiers industriels au-delà d’une simple segmentation par public – apprentis, statut scolaire, demandeurs d’emploi, salariés), le poids relatif des facteurs expliquant cette « évaporation » et même son niveau réel pour les métiers industriels sont difficiles à établir.

Conformément à une ligne politique plus générale, il nous paraît d’abord indispensable de rendre publiques les données existantes,aujourd’hui éparpillées selon les financeurs ou les publics, afin que tous les acteurs puissent consolider un diagnostic partagé sur l’efficacité des formations, par territoire ou par métier. Aujourd’hui, même si l’appel à manifestation d’intérêt « Compétences et métiers d’avenir » de France 2030 permet d’aller dans le bon sens, cet accès est encore trop souvent conditionné à une autorisation administrative.

Nous pouvons aussi esquisser des pistes de réflexion. Celles-ci s’inspirent notamment des résultats d’une étude approfondie des inspections générales des finances et des affaires sociales montrant que les Français sont très peu mobiles pour des motifs professionnels. D’une part, leur choix de domicile est largement indépendant du taux de chômage et, même lorsqu’ils déménagent, cet aspect est marginal dans leur décision. D’autre part, même en situation de chômage, moins de la moitié d’entre eux accepteraient une proposition distante de plus de 30 km de leur habitation (Amara et al., 2016).

La réduction progressive de l’appareil de formation a eu pour conséquence que les lieux de formation se sont éloignés du domicile des publics formés comme des entreprises exprimant des besoins de recrutement : l’appareil de formation a été restructuré pour en réduire le coût, sous la contrainte de conserver une organisation en silos, par public (apprentis, statut scolaire, demandeurs d’emploi, salariés…) et donc en élargissant les périmètres de recrutement des personnes à former, typologie de public par typologie de public, sans tenir suffisamment compte d’une double réalité sociologique structurelle, à savoir la faible mobilité des Français et l’ancrage territorial des PME et des ETI.

Passer d’une logique de public à une logique de territoire

Aussi, au rang des pistes de travail, nous recommandons une territorialisation des outils de formation et, sur chacun des territoires[10], l’élaboration d’une stratégie de formation aux métiers industriels, la mutualisation à grande échelle des plateaux techniques s’adressant à tous les parcours afin de privilégier les proximités domicile-formation-emploi. Il s’agit de passer d’une logique par public (apprentis, salariés, demandeurs d’emploi, jeunes ou seniors) qui a structuré historiquement nos politiques de formation et d’emploi à une stratégie de territoire.

Cela passerait par le décloisonnement à l’échelle territorialedes établissements de formation[11]. Cette approche fondée sur la coopération permettrait en outre de mêler les publics et de créer un continuum de formation attractif, du CAP jusqu’au Bac+5. Ces plateaux techniques mutualisés pourraient également être ouverts aux entreprises, dans une logique Fab-Lab, pour renforcer le lien entre jeunes, enseignants et entreprises. Cette proposition s’inspire aussi d’exemples observés dans nos territoires (Fab’Academy en Pays-de-la-Loire, l’Usinerie à Chalon-sur-Saône etc.).

Ces démarches s’inspireraient du programme « Au cœur des territoires » du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), lancé en 2019 et visant à recréer des formations dans les territoires, ou encore de l’appel à manifestation d’intérêt sur les écoles de production en 2021, permettant un premier doublement de leur capacité d’accueil.

L’annonce gouvernementale, en mai dernier, de l’ouverture de 15 000 nouvelles places de formation[12] pour accélérer la réindustrialisation est une excellente nouvelle. Mais in fine, quel en sera l’impact sur la réduction des emplois industriels non pourvus ?

Le renforcement de l’appareil de formation aux métiers industriels est une question complexe. Nous avons voulu éclairer le débat, en mettant en lumière un étonnant paradoxe, autour du concept d’évaporation : si la volumétrie de notre appareil de formation devrait suffire à notre réindustrialisation, trop peu de jeunes formés à ces compétences rejoignent les métiers industriels. Nous proposons de réduire ce taux d’« évaporation » en territorialisant les infrastructures de formation et en les mutualisant indifféremment de la typologie des publics. Ceci afin de prendre en compte la non-mobilité des Français, et de former autant que possible dans le territoire pour les besoins du territoire.

Au-delà de ces quelques recommandations, des États généraux sur la formation et l’orientation aux métiers industriels permettraient de poser un diagnostic partagé, en réunissant toutes les bonnes volontés.

Chiffres clés

Les scénarios de France Stratégie et de RTE (2022) sont convergents[13]. Les estimations de France Stratégie prévoient une perte de 120 000 emplois dans l’industrie en France entre 2019 et 2030, les gains de productivité surpassant les créations d’activités. À nos yeux, une industrie qui perdrait 120 000 postes ne saurait incarner une politique ambitieuse de réindustrialisation dans un pays qui, par ailleurs, vise le plein-emploi.

C’est pourquoi nous proposons un scénario de référence alternatif, combinant les effets bénéfiques de France 2030 et l’activation du potentiel caché des territoires (Basset et Lluansi, op. cit.). Sous cette hypothèse, le solde net des créations d’emplois dans l’industrie serait de 170 000 en 2030, et d’environ 300 000 en 2035.

En matière de recrutement, les besoins en recrutement sur les métiers industriels, sur la période 2019-2030, sont de :

  • 1,01 million selon les scénarios de France Stratégie et RTE
  • 1,19 million selon notre scénario combinant France 2030 et le potentiel caché des territoires
  • 1,45 million, selon le scénario « maximaliste » compensant le solde naturel de départs de l’industrie vers d’autres secteurs, estimé par France Stratégie à 263 000 sur la même période.
Focus

Pour les métiers de chaudronnier, soudeur et technicien de maintenance, les formations de nouveaux professionnels ne couvrent que 50 % des besoins en recrutement d’ici 2030 ! L’insuffisance des capacités de formation initiale représente un risque évident pour les grands programmes industriels des secteurs clés tels que l’énergie, le naval ou l’aéronautique.

Source : l’Observatoire de la métallurgie

Interview de Patrick Carret
Interview de Mahi Traoré
Interview d’Olivier Riboud
En savoir plus

Amara F. et al. (2016), Évaluation de politique publique – la mobilité géographique des travailleurs, [Rapport], Janvier.

Basset G. & Lluansi O. (2023), Réindustrialisation, le potentiel caché des territoires, Les Synthèses de La Fabrique de l’Industrie, n° 25, Février.

Céreq (2022), « Enquête 2020 auprès de la Génération 2017. Des parcours contrastés, une insertion plus favorable, jusqu’à… », Céreq Bref, n° 422, Mai.

Céreq (2023), « Insertion des sortants du secondaire, la voie professionnelle reste un atout », Enquête 2020 auprès de la Génération 2017, Céreq Bref, n° 433, Janvier.

DARES (2023), Les emplois vacants, [Enquête], juin.

France Stratégie (2022), Quels métiers en 2030 ? [Rapport du groupe Prospective des métiers et qualifications], mars.

Insee (2022), Enquête trimestrielle de conjoncture dans l’industrie – juillet.

RTE (2022), Futurs énergétiques 2050 – rapport complet, juin.


[1] Source OCDE. La part manufacturière du PIB français était de 11,25 % en 2019 contre 10,42 % en 2022.

[2] Selon DARES (2023), le nombre d’emplois vacants dans l’industrie est passé de 20 499 en 2017 (T1) à 59 643 en 2022 (T4).

[3] Sur la base de la valeur ajoutée moyenne par emploi.

[4] Les métiers industriels correspondent à 6 familles métiers du référentiel des familles professionnelles (FAP – C, D, E, F, G, H). Ils représentent la majorité (65 %) des emplois dans les branches industrielles cependant 40 % des emplois correspondants à des métiers industriels sont en dehors des branches industrielles.

[5] Sur les 6 familles de métiers industriels, y compris cadres et ingénieurs. Ces besoins nouveaux résultent de la différence entre, notamment, les créations nettes d’emplois et les départs en fin de carrière.

[6] Nous retenons dans la suite le scénario appelé « réindustrialisation approfondie » par RTE et celui dit « de référence » pour France Stratégie.

[7] Sources : DEPP (Data Éducation) et articles de presse.

[8] Dépendant de l’Éducation nationale ou d’établissements privés.

[9] Nous n’avons pas eu accès aux données historiques d’autres réseaux de formation aux métiers de l’industrie.

[10] Le périmètre des territoires peut s’inscrire sur une base institutionnelle (celui des établissements publics de coopération intercommunale) ou encore des territoires de projet, à l’image des Territoires d’industrie.

[11] CFA, lycées professionnels, écoles de production, CNAM, IUT, universités, écoles d’ingénieurs etc.

[12] Cette annonce s’inscrit dans le cadre de France 2030 et de l’appel à manifestation d’intérêt « compétences et métiers d’avenir » doté de 2,5 milliards d’euros.

[13] In France Stratégie (op. cit.) : « Sur l’industrie manufacturière dans son ensemble, l’évolution de la valeur ajoutée industrielle dans le scénario de référence de Métiers 2030 est similaire à celle du scénario de “réindustrialisation profonde” de RTE » p. 59.

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