Bonjour Mme Traoré. Pour commencer pouvez-vous nous présenter votre parcours ?

J’ai souvent été en butte à cet interrogatoire absurde : d’où venez-vous ? Êtes-vous française ? Si oui, depuis quand ? Etc. Etc. Fuse alors ma réponse favorite : « Je suis suédoise. » Face aux petites phrases blessantes – mais toujours polies –, des sous-entendus insultants – mais toujours polis –, des tentatives d’humiliation – mais toujours polies –, j’oppose une répartie piquante… mais toujours polie. Car de Bamako à Paris, c’est toujours en femme libre que je me définis.  Noire et libre, je manie l’humour avec dextérité pour mieux dynamiter les clichés.

C’est en série scientifique que je me destinais a priori, bien que j’aie plutôt une tournure d’esprit littéraire et que j’aie toujours été en froid avec les mathématiques. Mais ma mère me voyait devenir gynécologue et on ne désobéit pas à l’autrice de ses jours, surtout lorsqu’il s’agit de la mienne.

Arrivée à Paris avant mes vingt ans, le naturel ayant repris ses droits, j’ai néanmoins suivi des études de Lettres Modernes à Paris IV-Sorbonne puis j’ai étudié les Sciences de l’Éducation à Paris V-Sorbonne.

En même temps, j’ai commencé à enchaîner les jobs d’étudiante. L’un d’eux m’a permis de devenir surveillante dans un collège ZEP de Bagneux engagé dans le cadre des réseaux Ambition Réussite (RAR). C’est là que j’ai appris le fonctionnement du système éducatif français.

De fil en aiguille, j’ai postulé pour devenir « CPE faisant fonction », ce qui consiste à occuper le poste de CPE avant l’obtention du concours. Faute de réponse à mes candidatures, j’ai frappé avec insistance aux portes du rectorat de Paris. J’ai fini par être reçue par une inspectrice de Vie scolaire qui m’a donné ma chance en me proposant un poste de CPE dans une grande cité scolaire proche du périphérique. Par la suite, j’ai réussi le concours de CPE et celui donnant accès aux personnels de direction, devenant proviseure-adjointe puis proviseure.

Voilà pour les grandes lignes de mon parcours.

Parlons maintenant de votre poste actuel. Une de ses particularités est la polyvalence de votre lycée. En fait, votre établissement est une de ces plateformes « multi-publics » permettant un continuum attractif de formations, du CAP jusqu’au Bac+5, n’est-ce pas ?

Dans mon établissement, les élèves et étudiants vont de la seconde au Bac+3. Nos offres de formations vont de la classe de CAP aux DNMADE (ancien DMA), du Brevet de Métiers d’ART (BMA) et aussi du BTS Enveloppe du Bâtiment.

Ainsi, nous formons un continuum de jeunes, de la seconde/CAP pour des métiers de la main davantage axés sur l’exécution, jusqu’aux brevets des métiers d’art, qui ouvrent la voie à des postes de cadre avec des compétences en conception et gestion en Entreprise.

Comment faire pour que les jeunes viennent en lycée pro par envie, voire par passion ? Comment les séduire ? C’est une grande question…

Un facteur fondamental, c’est l’orientation, et elle commence très tôt. Je démarche les collèges, mais aussi les primaires de CM2 de mon quartier. Quand je vois les directrices/directeurs d’école, je leur demande si elles ont prévu des sorties « atelier hors du commun ».  C’est mon appellation pour rendre la démarche attractive. La proximité nous sert beaucoup. Je reconnais que c’est une démarche très personnelle, dont la mise en place m’a demandé beaucoup de temps.

Il nous faut aussi changer nos modes de communication. A mon arrivée, j’ai créé un compte Instagram. Et lorsque nous avons eu notre 1000ème inscrit nous lui avons fait un cadeau, comme cela se fait sur les réseaux sociaux. J’ai aussi modifié le nom du lycée. Le nom officiel a une particule. Je l’ai renommé « cole du verre » pour sonner plus concret.

Si, nous nous adressons aux jeunes autrement qu’avec nos noms officiels et quelque peu surannés, alors nous arriverons à rentrer dans une dynamique qui va davantage leur parler.

Attirer les jeunes en lycée pro, c’est une chose. Faire en sorte qu’ils s’y maintiennent, c’en est une autre. On sait qu’un des écueils de l’enseignement, c’est le « taux d’évaporation » auquel font face certaines filières. Pourriez-vous nous en dire un mot ?

Nos jeunes, vous savez, sont malins et aussi très consommateurs. Et surtout, ils sont prêts à faire prévaloir leur vision des choses. Leur capacité à partir en a déconcerté plus d’un. Un scénario classique est le suivant : un jeune en formation entretient une excellente relation avec une entreprise lors de son stage en 2nde, idem en 1ère. Il passe son bac puis l’entreprise veut le recruter. Et là, il claque la porte car il a trouvé mieux, +400€ ou +500€, en frappant à la porte d’à côté. Ce qui est fondamental pour éviter ça, c’est de comprendre ce qu’il attend.

Le taux d’évaporation que vous évoquez dépend beaucoup des formations. Plus de la moitié des licences pro, BMA (brevet métiers d’art) ou des CAP qui sortent de mon lycée avec ces diplômes vont bifurquer. Et cette tendance s’accroit. En revanche, pour les BTS, ce taux est inférieur à 50%. Dans leurs cas, plusieurs facteurs jouent. Le public scolaire est davantage issu de l’immigration. Trouver un travail est une source de revenus souvent attendue par la famille. Et puis l’offre d’emploi est immédiate. D’autant plus que les étudiants ont eu le temps de faire au moins deux stages en entreprise. Donc ils connaissent le monde du travail. À l’inverse, le taux d’évaporation est énorme pour les métiers d’art. On aurait pu croire le contraire en raison de la vocation. Mais il faut prendre en compte la fatigabilité. Ce sont des métiers passionnants, mais les conditions physiques de travail sont plus exigeantes que pour les métiers industriels en production. Il y a aussi la mobilité. C’est parfois à Reims ou à Chartres que les jeunes trouvent des chantiers. L’éloignement du domicile familial est une véritable barrière. Il leur arrive de quitter ces métiers, juste après leur formation, quitte à y revenir plus tard. Je voudrais souligner un point sur les jeunes qui passent de formation en formation. Nous sous-estimons leur appréhension d’aller se confronter à la réalité de l’entreprise. Pour beaucoup de jeunes qui sont restés dans des filières générales, c’est un monde inconnu dont ils ont reçu un écho plutôt négatif. Alors, pour eux, c’est rassurant de continuer à étudier dans le confort de salles de classe.

On pourrait avancer l’idée que cette « évaporation » ainsi que la réussite des étudiants sont corrélées au regard qu’on porte sur certaines filières. Qu’en pensez-vous ?

Il est essentiel de comprendre que le futur collaborateur ne correspond plus à l’image traditionnelle de l’employé. C’est un point sur lequel je tiens à insister.

Autrefois, les jeunes qui n’avaient pas de bons résultats scolaires étaient orientés vers des formations professionnelles. Ils y acquéraient des compétences pratiques et trouvaient rapidement un emploi pour faire vivre leur foyer. Cependant, de nos jours, parmi les jeunes qui sont en échec dans des filières générales, beaucoup préfèrent y persévérer, parfois au détriment de leur estime de soi. Ils ne réalisent pas toujours qu’ils possèdent d’incroyables compétences manuelles et intellectuelles et qu’ils seraient capables d’accomplir des prouesses dans des métiers tels que la menuiserie, la plomberie ou l’électricité.

En réalité, ils sont extrêmement « employables ». Ces jeunes, quand ils sortent d’une filière pro, ont vécu une alternance très enrichissante entre les cours théoriques et les stages en entreprise. Ils ont une approche concrète du monde du travail, contrairement à leurs homologues en filière générale, pour qui l’entreprise est en général une abstraction. Il est souvent trop tard quand ils se rendent compte de cet atout. Nous avons besoin d’une prise de conscience plus précoce. Cela doit nous amener à un examen collectif. Nous devons tous nous interroger sur nos objectifs : souhaitons-nous que les jeunes soient fiers de leurs compétences et de ce qu’ils peuvent accomplir, ou préférons-nous perpétuer l’image élitiste des filières générales ? Moi-même, avant que ma nomination en voie professionnelle me fasse changer d’avis, je n’étais pas exempte de préjugés négatifs sur cette voie.

Vous avez évoqué vos liens avec le secondaire et même le primaire. Maintenant est-ce que vous pouvez nous parler des entreprises avec lesquelles vous collaborez ?

Nous collaborons avec 416 entreprises, nos véritables partenaires. Elles ne sont pas nécessairement associées au Conseil d’Administration. De plus, leur implication directe dans le lycée reste limitée. Nous ne les recevons qu’à quelques occasions, comme la prérentrée, et les journées portes ouvertes, auxquelles je peux aussi convier l’Inspection afin qu’elle voie l’usage concret qui est fait des budgets alloués.  En revanche, nous sollicitons régulièrement les entreprises pour la taxe d’apprentissage et pour du mécénat. Le mécénat est crucial pour financer des équipements similaires à ceux qu’on trouve dans les entreprises.

Mais surtout, j’ai nommé cinq enseignants coordinateurs ou référents, un par secteur – CAP, brevets d’art, Bac pro, BTS, etc. Ils servent d’intermédiaires entre le lycée et les entreprises. Chacun a un interlocuteur attitré dans son secteur, de préférence le tuteur des stagiaires.

Je demande aussi systématiquement que les entreprises soient visitées par les enseignants. Ainsi, nous évaluons les conditions d’accueil, notamment au regard de l’accessibilité des lieux par les personnes en situation de handicap. Les périodes de stage sont propices à ces visites car les enseignants sont alors libérés de leurs tâches d’enseignement.

Ainsi, et pour résumer, on peut dire que ce sont principalement nous qui nous déplaçons vers les entreprises, plutôt que l’inverse.

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